Théâtre
du point aveugle, Marseille
J'attends des spectateurs qu'ils soient des aventureux des formes
de la vie et le théâtre
manifeste beaucoup de formes de la vie.
Franc-Parler: Vous avez choisi de présenter
Fin de partie, une pièce
de Beckett. Quelle en est la raison?
François-Michel Pesenti: Oh
la raison, est-ce qu'il y a vraiment une raison? C'est une pièce que l'on joue depuis une dizaine
d'années par intermittence et
puis je pensais puisque nous étions
présents avec une coproduction
franco-japonaise Noeuds de neige avec des acteurs français et des acteurs japonais et comme
quasiment tous les acteurs de Beckett sont dans Noeuds de neige,
j'ai proposé que l'on joue cette
pièce de Beckett que l'on joue
régulièrement
un peu partout dans le monde. C'est une petite pièce
qui voyage très facilement. Je
ne connais pas exactement l'importance de Beckett ici mais j'ai
l'impression que ça n'a pas été
joué en français
depuis très très
longtemps à Tokyo. Peut-être tout à
fait au début des créations
des pièces de Beckett. Et puis
j'aime beaucoup ce théâtre,
j'aime beaucoup le théâtre
Agora. Je trouvais que le théâtre
se prêtait très
bien à la présentation
de cette pièce donc il n'y a
pas tout à fait de raison particulière sinon que c'est une pièce
que j'aime bien montrer. Pour la jouer au Japon, il n'y a pas
vraiment de raison sinon qu'elle est disponible.
FP: De quoi parle-t-elle?
F-MP: Beckett raconte que nous vivons dans un monde où il n'y a pas de considération
les uns pour les autres et il n'y a absolument aucune place pour
l'amour de l'humanité. Alors,
il choisit de mettre deux personnages comme ça.
Eux se font la guerre depuis un long moment déjà et toujours un peu de la même façon
et la question qui est posée
ce jour-là puisque c'est l'ultime
jour suppose-t-on, c'est la question de l'amour entre eux. Qu'est-ce
qui s'est passé entre eux, qu'est-ce
qu'il y a eu entre eux. Et manifestement, Ham ne croira absolument
pas à l'amour. Il va essayer
de le prouver a contrario en essayant de savoir si l'autre l'a
aimé au moins une fois.
FP: Vous avez mis les parents dans des bennes à
ordures, c'est Beckett aussi?
F-MP: On ne s'est rien permis du tout. C'est strictement le
texte tel que Beckett l'a joué
dans les dernières représentations qu'il a faites à
Berlin. Ça dit bien tout du personnage
de Ham et ça dit bien tout aussi
de la considération qu'il fait
de son passé. Ça
c'est Beckett, c'est strictement écrit
et on doit le respecter sous peine d'interdiction. Vous savez
les droits sont incroyablement difficiles à
obtenir avec Beckett en France en tous les cas. À
l'étranger, on peut faire à peu près
ce qu'on veut mais dès qu'on
le joue en français, les droits
sont très très
contrôlés.
FP: Quelle est la part de liberté
que vous avez en tant que metteur en scène?
F-MP: Oh la pièce est à multiples entrées.
Donc, il y a très peu de choses
à faire. C'est une pièce
très très
orale. D'ailleurs, les pièces
de Beckett vont devenir au fil du temps de plus en plus orales
et l'action va quasiment, totalement disparaître
et là c'est déjà le début
puisqu'on a un homme aveugle et impotent et on a un homme qui
ne peut plus quasiment se déplacer.
Et ça ne va pas aller de mieux
en mieux pour lui. Je crois que c'est dans cette question de l'oralité, on dit souvent que c'est un théâtre abstrait, ce n'est pas
du tout un théâtre abstrait,
ce n'est pas du tout un théâtre
absurde et c'est un théâtre
de la relation.. Nous, notre point de vue, c'était
véritablement de raconter la
dernière journée
de ces deux-là et c'était
de manifester la dernière histoire
qui pouvait exister entre deux personnes. À
partir de là, c'est tout à fait interprétable.
Je pense que la pièce ne résisterait à
aucune interprétation exhaustive.
C'est-à-dire que la pièce
ne peut pas être montée
plus dans un côté
que dans l'autre. J'ai le sentiment qu'il faut la laisser entendre,
il faut la laisser travailler. Il y a aussi beaucoup de choses
qui travaillent tout à fait souterrainement,
notamment la question de la paternité,
la question du lien paternel entre les deux et je pense que tout
ça il faut le laisser. Moi, c'est
ce que j'aime chez Beckett, c'est l'endroit où
il y a une très grande part d'ombre.
Et je crois qu'il ne faut pas essayer d'écraser
la pièce avec une interprétation qui s'incarnerait visuellement.
FP: En ce qui concerne Noeuds de neige, quel est le point de
départ?
F-MP: C'est un projet qui avait commencé
dans ce théâtre, ici, il
y a trois ans. C'est un projet qui a commencé
par une rencontre entre six acteurs français
et six acteurs japonais. Nous avons travaillé
trois semaines ici. On avait fait un petit objet qui s'appelait
Nous partirons quand la direction des vents sera stabilisée. Avec ce projet, nous avons
joué ici quelques fois et nous
avons joué aussi à
Marseille qui nous avait invités
dans un festival. Donc, on avait répété
trois semaines, c'était tout
à fait simple, pas très
compliqué à
faire. À partir de ça,
on a eu envie de continuer, on a eu envie de passer à
la réalisation d'un vrai spectacle
et ça c'est le projet qui sera
effectivement joué à
Fujimi et au théâtre Tram
de Setagaya.
FP: C'est très égalitaire:
six acteurs japonais, six acteurs français,
C'est important ceci?
F-MP: Oui c'est important parce que j'avais déjà fait un spectacle à
Taipeh sur le même principe et
comme ce sont des dramaturgies sauvages, c'est-à-dire
que ce sont des pièces qui sont
écrites pendant qu'elles se répètent
et il n'y a pas de texte auparavant, il n'y a pas de concept.
C'est–à-dire que c'est à partir même
de la matière des gens que s'écrit la pièce.
Et très souvent avec très peu de texte. Oui c'est très important parce qu'il faut qu'il
y ait d'abord une collectivité.
Il faut que ça soit un travail
avec un certain nombre de personnes, plus de dix. Ensuite, je
pense que c'est important l'égalité parce que nous sommes européens. Moi je suis européen,
une partie de la compagnie est européenne
et les autres sont des Asiatiques: à
Taipeh, c'étaient des Chinois,
ici ce sont des Japonais. Et je trouve extrêmement
important qu'il y ait un rapport égalitaire
en nombre, que personne ne se sente ni importé
chez les uns ou exporté chez
les autres. Je trouve très important
qu'il y ait cette espèce d'équilibre. Il y a quelque chose qui
fait que le groupe fonctionne aussi à
cause de ça. Je crois qu'il y
a une amicalité qui peut se développer parce que les gens ne sont
pas simplement des personnes isolées.
FP: Y a-t-il une langue commune, les gestes?
F-MP: On avait décidé de partir de Henri Michaux qui est
un poète français
pour qui j'ai beaucoup d'admiration. Et puis on s'est aperçu en fin de compte que la chose la
plus intéressante à
partager, c'était toute son uvre
graphique, bien évidemment puisqu'il
n'y a pas de mots. Donc on a commencé
à travailler sur l'uvre graphique
de Henri Michaux et on a commencé
à imaginer des gens qui remettaient
en cause les fonctionnements de leur corps et qui essayaient d'inventer
un autre corps à partir d'histoires
enfouies, d'histoires oubliées.
Et on s'est beaucoup appuyés
sur les dessins d'Henri Michaux qui a toujours peint une humanité fébrile,
nerveuse, agissante et qui a toujours rêvé aussi des prolongements au corps:
des doigts qui se terminent comme des baguettes de tambours ou
des cheveux qui sont comme des fils barbelés.
Il a toujours rêvé
le corps humain d'une façon très poétique.
Dons, on a travaillé sur l'invention
de ces nouveaux corps à partir
d'histoires oubliées qui étaient à
l'intérieur de ces personnages
que l'on avait dessinés. Ce qui
fait que pour finir, il y a très
très peu de texte. Il s'est trouvé qu'il n'y a que les Japonais qui
parlent. Il n'y a qu'aux Japonais que j'avais envie de distribuer
quelque chose à dire, les Français ne parlent pas, quasiment pas.
FP: Les Japonais parlent en français?
F-MP: Ils parlent en japonais. En France, ils jouaient en
japonais. Ils disent des choses très
énigmatiques qui sont extraites
de Solaris de Stanislas Lem. Polaris est un très
très grand roman sur l'amour
comme forme ultime de la paranoïa
et c'est un roman de science-fiction que Tarkowski a adapté au cinéma
et il y a des dialogues qui sont tout à
fait étonnants. J'ai extrait
comme cela une série de dialogues
du roman et il n'y a que les Japonais qui parlent de ça.
FP: Vous avez répété chacun de votre côté?
F-MP: Pas du tout. À la suite
de cette première étape
que nous avions faite ici, les acteurs japonais sont venus passer
huit semaines en France. On a créé
le spectacle dans une toute petite ville où
on a répété, où
on a été
accueillis en résidence et ensuite
on a représenté
le spectacle à Marseille où la compagnie est basée.
Tout ça s'est fait en France
puis, ensuite on a eu envie naturellement de venir le jouer ici.
Et on est venus bien évidemment
avec le soutien de la Compagnie Seinendan, l'Agora théâtre.
C'est véritablement une coproduction
entre deux compagnies. Ça me
semble très important que justement
ces projets se fassent avec des vrais rapports à
la fois économiques, humains
et des vrais déplacements avec
des gens qui viennent habiter en France, des gens qui viennent
habiter au Japon. Je trouve que ce n'est pas très
intéressant de venir jouer un
spectacle dans un festival. Je trouve qu'il est beaucoup plus
intéressant d'essayer de trouver
les moyens de fabriquer des objets qui ne pourraient pas exister
autrement
FP: Et pour le scénario?
F-MP: C'est extrêmement difficile
à résumer
parce que la forme est très abstraite.
C'est assez curieux d'ailleurs parce que c'est pas du tout de
la danse mais par certains côtés, ça
pourrait évoquer de la danse.
Mais ce n'est pas du tout notre réflexion,
elle n'a pas du tout été là.
C'est un travail sur la présence,
c'est un travail qui manifeste la présence
de l'acteur alors qu'il n'a ni histoire et qu'il n'a pas de personnage
et qu'il n'a pas de texte non plus. C'est assez singulier donc
ça nécessite
quand même un certain intérêt
de la part du public, ça nécessite une certaine accroche. Il
y a une chose qui s'est passée,
qui a été
très intéressante
dans les répétitions,
c'est qu'en fin de compte, curieusement, l'endroit où
le spectacle a trouvé son unité, ce n'est pas du tout à
l'endroit d'une histoire, c'est à
l'endroit de la musique. C'est–à–dire
qu'au bout d'un moment, dans les premières
représentations, je me suis aperçu que le spectacle avait une grande
musicalité interne. J'avais fait
amplifié parce qu'il y a beaucoup
de micros. Tout ce qui se place sur le plateau est amplifié, réinjecté traité
par du matériel électronique
et rediffusé dans la salle. Tout
c'est pour insister sur le bruit des corps, sur le bruit que font
les corps entre eux quand les gens se touchent, quand les gens
se croisent, quand les gens tombent, quand les gens frappent.
Il y a toute une activité physique
qui insiste puisqu'elle est traitée
sonorement si je puis dire. Et donc ce qui m'a beaucoup troublé, c'est en fin de compte une espèce de logique musicale qu'il y avait
dans le spectacle. Et curieusement, il y a un poème
de Michaux qui commence par Rythmes, rythmes frères
obscurs et comme le spectacle, en fin de compte, il tient
par tout un réseau de rythmes
souterrains qui créent une espèce de grande machine collective avec
tous ces corps en exaltation. C'est ça
le spectacle, c'est ça qui est
donné à
voir, une humanité qui se rêve avec d'autres possibilités
physiques.
Propos recueillis Éric Priou au théâtre Komaba Agora, Tokyo